Ces tendances dichotomiques -- faire des religions organisées les gardiens de toutes les valeurs, séparer le savoir des religions, considérer la science comme libre de valeurs, et essayer de la rendre telle -- ont aussi semé la confusion dans le domaine de l'éducation. Ce que nous puissions dire de plus charitable sur ceci est que l'éducation américaine est confuse et conflictuelle en ce qui concerne ses buts ultimes et son objet. Mais en ce qui concerne de nombreux enseignants, ils doit être dit plus durement qu'ils semblent avoir entièrement renoncé à des buts élevés, ou tout du moins qu'il s'y efforcent. C'est comme s'ils voulaient que l'éducation consiste en un entraînement purement technologique pour l'acquisition de compétences qui deviennent pratiquement vides de valeurs ou amorales (dans le sens ou elles seraient utiles au bon comme au mal, et aussi dans le sens ou les échouent à agrandir la personnalité). Il y a aussi de nombreux enseignants qui semblent en désaccord avec cette emphase technologique, qui mettent l'accent sur l'acquisition de pur savoir, et qui considèrent cela comme l'essence de la pure éducation libérale et l'opposé du training technologique. Mais il me semble que beaucoup de ces enseignants sont confus en ce qui concerne les valeurs, et il me semble qu'ils doivent le demeurer aussi longtemps qu'ils ne seront pas clairs en ce qui concerne la valeur finale de l'acquisition du savoir. Trop souvent, il me semble, il a été attribué au savoir une sorte de valeur fonctionnellement autonome, en soi, comme c'était par exemple le cas pour le latin et le grec pour les jeunes hommes, et le français et la broderie pour les jeunes femmes. Pourquoi en était-il ainsi ? Il en était ainsi parce qu'il en était ainsi, de même que quelqu'un définissait récemment une célébrité comme quelqu'un qui était connu pour être connu. Ces nécessités peuvent avoir eu une validité fonctionnelle il y a longtemps, à leurs débuts, mais ces raisons ont été dépassées depuis bien longtemps. Ceci est un exemple "d'autonomie fonctionnelle" dans le sens que lui donnait Allport: le savoir est devenu indépendant de ses origines, de ses motivations, de ses fonctions. Il est devenu connu, et donc auto-validant. Il tend à persister en dépit d'être devenu non-fonctionnel ou même anti-fonctionnel, malgré qu'il s'oppose (plutôt que de satisfaire) aux besoins qui lui ont donné naissance à l'origine.
Je peux peut-être clarifier ce point en l'approchant de la direction opposée, du point de vue des buts ultimes de l'enseignement. Selon la nouvelle troisième psychologie (voir Appendice B), le but ultime de l'enseignement -- comme de la psychothérapie, de la vie familiale, du travail, de la société, de la vie elle-même -- est d'aider la personne à grandir jusqu'à sa pleine humanité, jusqu'au plus grand accomplissement et actualisation de son plus grand potentiel, de sa plus grande stature possible. En un mot, il devrait l'aider à devenir le meilleur qu'elle est capable de devenir, de devenir en réalité celle qu'elle est profondément, potentiellement. Ce que nous appelons croissance saine est la croissance vers ce but final. Et si celle-ci est la direction vectorielle de l'éducation, le cadran du compas vers lequel elle tend, le but qui lui fournit sa valeur et son sens et qui la justifie -- alors ceci nous fournit aussi un étalon par lequel faire la différence entre bons instruments et mauvais instrument, moyen fonctionnel et moyen dysfonctionnel, bon enseignement et mauvais enseignement, bon cours et mauvais cours, bon curriculum et mauvais curriculum. À l'instant ou nous pouvons distinguer entre le bien instrumental et le mal instrumental, des milliers de conséquences commencent à découler (pour des raisons qui justifient cette affirmation empirique, voir Appendice H).
Une autre conséquence de ce nouvel éclairage sur les buts ultimes humains et valeurs ultimes est qu'ils sont valables pour tous les êtres humains. De plus, ils sont valables du jour de la naissance jusqu'au jour de la mort, avant même la naissance et dans un sens très réel après la mort. Et donc, si dans une démocratie, l'éducation est nécessairement vue comme devant aider chaque personne (et pas seulement une élite) en direction de sa pleine humanité, alors l'enseignement est en principe de plein droit une proposition universelle, omniprésente et portant sur la vie entière. Elle implique l'éveil de toutes les capacités humaines, et pas seulement des capacités cognitives. Elle implique l'enseignement aux faibles d'esprit, et pas seulement aux intelligents. Elle implique l'enseignement aux adultes aussi bien qu'aux enfants. Elle implique que l'enseignement n'est certainement pas confiné à la salle de classe.
Je pense maintenant il est clair qu'aucun sujet n'est sacré et partie pour toujours d'un curriculum fixé pour l'éternel, par exemple les humanités. N'importe lequel des sujets que nous enseignons peut-être mauvais pour une personne en particulier. Essayer d'enseigner l'algèbre à un idiot est stupide, comme la musique pour le sourd, et la peinture pour le daltonien, et peut-être même les détails des sciences impersonnelles pour les individus centrés sur les personnes. De tels efforts sont inappropriés pour ces personnes, et constitueront donc, tout du moins en partie, une perte de temps.
De nombreux autres types de bêtises éducationnelles sont des conséquences inévitables de la confusion philosophique et axiologique actuelle en matière d'enseignement. S'efforcer d'être détaché des valeurs, s'efforcer d'être purement technologique (moyens sans fins), s'efforcer de s'appuyer seulement sur la tradition ou l'habitude (vieilles valeurs en l'absence de valeurs vivantes), définir l'éducation seulement comme de l'endoctrination (loyauté envers des valeurs décrétées plutôt qu'envers les siennes propres) -- tout ceci constitue des confusion de valeurs et des échecs axiologiques. Et elle donnent inévitablement naissance à des pathologies de valeurs, c'est-à-dire des idioties telles que les diplômes en X années,[1] les cursus à crédit,[2] cours obligatoires sans exception, etc.[3] La clarté des valeurs ultimes rend très facile d'éviter ces inadéquations de moyens et de fins. Mieux nous savons quelle fin nous voulons, et plus il est facile pour nous de créer des moyens réellement efficaces pour atteindre ces fins. Si nous ne sommes pas clairs sur ces fins, ou nions qu'il y en ait, alors nous sommes condamnés à la confusion des instruments. Nous ne pouvons parler d'efficacité si nous ne savons pas efficacité pour quoi (je veux citer encore une fois ce véritable symbole de notre époque, le pilote qui transmet par radio : "je suis perdu, mais je fais un temps record."
La conclusion finale et inévitable est que l'éducation -- comme toutes nos institutions sociales -- doit être concernée par ces valeurs finales, et ceci revient à parler de ce que nous avons appelé "valeurs spirituelles" ou "valeurs élevées". Ceux-là sont les principes de choix qui nous aident à répondre aux éternelles questions "spirituelles" (philosophiques? Religieuses? Humanistes? Ethiques?): qu'est la bonne vie? Qu'est le bon homme? La bonne femme? Qu'est la bonne société et mon rapport à elle? Quelles sont mes obligations envers la société? Qu'est le mieux pour mes enfants ? Qu'est la justice ? La vérité ? La vertu ? Quel est mon rapport à la nature, à la mort, au fait de vieillir, à la douleur, à la maladie ? Comment puis-je vivre une vie avec entrain, appréciable, significative ? Quel est ma responsabilité envers mes frères ? Qui sont mes frères ? Envers quoi devrais-je être loyal? Pourquoi devrais-je être prêt à mourir?
Toutes ces questions tendaient à avoir des réponses fournies par les religions organisées de leurs différentes façons. Ces réponses ont commencé à être de plus en plus basées sur des faits empiriques, naturels et de moins en moins sur la coutume, la tradition, les "révélations", les textes sacrés, les interprétations par une classe de prêtrise. Ce que j'ai indiqué dans cette conférence est que ce processus de dépendance croissante vis-à-vis de faits naturels en tant que guides pour les décisions de la vie s'étend désormais au domaine des "valeurs spirituelles". Ceci vient en partie de nouvelles découvertes, mais vient aussi du fait que nous sommes de plus en plus nombreux à réaliser que la science du dix-neuvième siècle doit être définie, reconstruite, agrandie, afin de se montrer à la hauteur de cette nouvelle tâche. Ce travail de reconstruction est maintenant en cours.
Et pour peu que l'éducation se base sur un savoir scientifique naturel, plutôt que sur la tradition, la coutume, les croyances non examinées, et les préjugés de la communauté et de l'establishment religieux conventionnel, je prévois qu'elle changera aussi, progressant régulièrement vers ces valeurs ultimes dans sa juridiction.
Table des Matières
Chapitre VIII