Il m'a quelquefois semblé alors que j'interrogeais des personnes religieuses "non théistes" quelles éprouvaient plus d'expériences religieuses (ou transcendantales) que les personnes conventionnellement religieuses. (Ceci n'est bien sûr qu'une impression, mais ce serait manifestement un projet de recherche louable).
Ce peut-être dû en partie au fait qu'elles étaient plus "sérieuses" en ce qui concerne les valeurs, l'éthique, la philosophie de la vie, parce qu'elles avaient eu à se battre pour s'éloigner d'un système de foi individuelle à leur propre usage. Différents autres éléments de ce paradoxe se sont aussi proposés à différents moments, mais je les laisserai de côté pour le moment.
La raison pour laquelle j'évoque cette impression (qui peut-être ou ne pas être validé, peut-être ou ne pas être une erreur d'échantillonnage, etc..) est qu'elle m'a conduit à réaliser que pour la plupart des gens, la religion conventionnelle, bien qu' affirmant fortement le caractère religieux d'une partie de la vie, retirait fortement au reste de la vie son caractère religieux. Ces expériences du sacré, du saint, du divin, du respect, du sens d'être une créature, du don de soi, du mystère, de la piété, du remerciement, de la gratitude, de l'engagement, pour autant qu'elles se produisent, tendent à être confinés à un jour de la semaine, à se produire sous un seul toit dans un seul type de bâtiment dans certaines circonstances bien particulières, à s'appuyer fortement sur la présence de seulement certains stimuli traditionnels puissants, mais intrinsèquement insignifiants comme par exemple la musique d'orgue, l'encens, un certain type de chant, certains vêtements, et d'autres déclencheurs arbitraires. Être religieux, ou plutôt se sentir religieux, sous ces auspices ecclésiastiques semble absoudre de nombreuses personnes (la plupart ?) de la nécessité ou du désir d'éprouver ces expériences à tout autre moment. "Religioser" une partie seulement de la vie sécularise le reste de la vie.
Ceci est en contradiction avec mon impression selon laquelle tous types de personnes "sérieuses" tendent à "religioser" toute partie de la vie, tout jour de la semaine, à tout endroit et en tout type de circonstance, c'est-à-dire d'être conscient de ce que Tillich appelait "dimension de profondeur". Il ne viendrait bien sûr pas à l'esprit des personnes plus "sérieuses" qui sont non théistes de décrire comme "expériences religieuses" ce qu'ils ressentaient, ou d'utiliser des mots comme "saint", "pieux", "sacré" ou similaires. Selon moi, cependant, ces personnes éprouvent pourtant souvent des expériences "essentiellement religieuses" ou expériences transcendantales lorsqu'ils décrivent éprouver des Peak-Experiences. Dans ce sens un artiste sensible, créatif et assidu que je connais et qui se décrit comme agnostique pourrait être considéré comme ayant de nombreuses "expériences religieuses", et je suis sûr qu'il serait d'accord avec moi si je lui posais la question.
En tout cas, une fois que ce paradoxe été résolu, il cesse d'être un paradoxe et devient en fait tout à fait évident. Si le "paradis" est toujours accessible, prêt à ce que l'on s'y plonge (70), et si la "conscience intuitive" (avec sa cognition-être, sa perception du royaume de l'Etre et du sacré et de l'éternel) est toujours une possibilité pour toute personne sérieuse et réfléchie, étant dans une certaine mesure sous son propre contrôle (54), alors le fait d'avoir des expériences religieuses essentielles, ou des expériences transcendantales dépend aussi dans une certaine mesure de notre propre contrôle, même en dehors des Peak-Experiences. (Éprouver suffisamment de Peak-Experiences, pendant lesquelles la cognition-être intervient conduit à la possibilité de cognition-être sans Peak-Experience.) Je suis aussi parvenu, au cours de conférences et par écrit, à enseigner la cognition-être et la cognition intuitive, tout du moins à certains étudiants. Il est en principe possible pour le compréhension adéquate de transformer des activités-moyens en activités-fins, "d'ontologiser" (66), de voir délibérément du point de vue de l'éternité, de voir le sacré et le symbolique dans et par l'instance individuelle ici-et-maintenant.
Qu'est-ce qui empêche que ceci se produise ? En général, toutes les forces qui nous diminuent, qui nous rendrent malades, ou qui nous font régresser, c'est-à-dire l'ignorance, la douleur, la peur, "oublier", la dissociation, la réduction au concret, la névrose, etc.. C'est-à-dire, ne pas avoir d'expériences religieuses essentielles peut-être un état moindre, plus bas, un état dans lequel nous ne sommes pas "pleinement fonctionnels", pas à notre meilleur, pas pleinement humains, pas suffisamment intégrés. Lorsque nous sommes en bonne santé et accomplissant pleinement le concept "d'être humain", alors les expériences de transcendance devraient en principe être banales.
Ce qui m'était tout d'abord apparu comme un paradoxe peut-être vu maintenant comme en fait pas si surprenant que ça. J'avais remarqué quelque chose qui ne m'étais jamais venu à l'esprit, c'est-à-dire que la religion orthodoxe peut facilement signifier désacraliser une bonne part de la vie. Elle peut conduire à dichotomiser la vie entre transcendant et séculier-profane et peut, de ce fait les compartimenter et les séparer temporairement, spacialement, conceptuellement et expérimentalement. Cela est en contradiction claire avec les réalités des Peak-Experiences. C'est même en contradiction avec les versions religieuses les expériences mystiques sans même parler des expériences de Satori, de Nirvana, et d'autres versions orientales des Peak-Experiences et des expériences mystiques. Toutes celles-ci s'accordent sur le fait que le sacré et le profane, le religieux et le séculier, ne sont pas séparés les uns des autres. C'est apparemment un danger des versions légalistes et organisationnelles de la religion qu'ils puissent tendre à réprimer les Peak-Experiences, les expériences naturalistes, transcendantes, mystiques et autres expériences essentiellement religieuses et les faire moins probablement se produire. C'est-à-dire que le degré d'organisation religieuse peut-être négativement corrélé avec la fréquence des expériences "religieuses".[1]
Les religions conventionnelles peuvent même être utilisées comme des défenses et des résistances contre les expériences déconcertantes de la transcendance.
Il peut aussi avoir d'une autre relation inverse similaire -- entre la tendance à l'organisation et la tendance l'expérience transcendante religieuse -- tout au moins pour certains. (Quel que soit le nombre pour lequel ceci serait vrai, c'est un danger possible pour tous. Si nous opposons le type d'expérience religieuse, de Peak-Experience transcendante vivide, poignante, remuante que j'ai décrit aux réponses habituelles, irréfléchies, distraites, automatiques, relevant du réflexe qui sont considérés comme "religieuses" par beaucoup (simplement du fait qu'elles se produisent dans des circonstances familières, caractérisées sémantiquement comme "religieuses", alors nous faisons face un problème universel, "existentiel". La familiarisation et la répétition produit une baisse de l'intensité et de la richesse de la conscience, même si elles produisent aussi la préférence, la sécurité, le confort, etc. (55). En un mot, la familiarisation rend superflu d'assister, de penser, de sentir, de vivre pleinement, d'expérimenter richement. Ceci est vrai non seulement dans le domaine de la religion, mais aussi dans le domaine des arts, de l'architecture, du patriotisme, même dans la nature.
Si la religion organisée à un quelconque effet, c'est par son pouvoir de remuer l'individu au plus profond de lui-même. Les mots peuvent être répétés bêtement et sans affecter la profondeur intrapersonnelle, quelle que soit la vérité ou la beauté de leur signification, et de même pour tous types d'actions symboliques, comme le salut au drapeau, ou pour toute cérémonie, rituel ou mythe. Ils peuvent être extrêmement importants par leurs effets sur la personne, et à travers elle, sur le monde. Mais ceci n'est vrai que si elle les éprouve, si elle les vit vraiment. Ce n'est qu'alors qu'ils ont un sens et un effet.
Ceci est probablement une autre raison pour laquelle les expériences transcendantales semblent se produire plus fréquemment chez des personnes qui ont rejeté une religion héritée, et qui s'en sont créés une pour eux-mêmes (qu'ils l'appellent comme cela ou pas). Ou, pour être plus prudent, ceci est ce qui me semble se produire dans mon échantillon, c'est-à-dire surtout des universitaires. C'est un problème non seulement pour les organisations religieuses conservatrices, mais aussi pour les organisation religieuses libérales, en fait bien entendu pour toute organisation.
Et ce sera tout aussi vrai pour les éducateurs lorsqu'ils seront finalement forcés d'essayer d'enseigner la spiritualité et la transcendance. L'enseignement du patriotisme dans ce pays a terriblement déçu la plupart des Américains profondément patriotiques, à tel point que précisément ceux-là peuvent être appelés non-Américains. Les rituels, les mots, les formules peuvent toucher certains, mais ils n'en touchent pas beaucoup, sauf si leurs significations ont été profondément comprises et expérimentées. Les buts de l'éducation dans ce domaine doivent clairement être formulés en termes d'expérience intérieure, subjective, chez chaque individu. Tant que l'on n'est pas certain que ces expériences ce soient produites, on ne peut pas considérer que l'éducation des valeurs ait atteint son véritable but.[2]
2. L'ensemble du Chapitre I "Religions vs. the Religious" (et particulièrement les deux derniers paragraphes) de l'ouvrage de John Dewey A Common Faith ont un rapport avec l'objet de ce chapitre. En fait, toute personne intéressée par mes thèses devrait lire cet ouvrage en entier.
Table des Matières
Chapitre V