Le tout début, le cœur intrinsèque, l'essence, le noyau universel de toute autre religion connue (sauf si le Confucianisme est aussi appelé une religion) a été une illumination, révélation ou extase personnelle, privée, solitaire d'un prophète ou d'un voyant particulièrement sensible. Les hautes religions s'appellent elles-mêmes les religions révélées et chacune d'entre elle appuie sa validité, sa fonction, son droit d'exister sur la codification et la communication de cette expérience mystique originale ou révélation originale du prophète solitaire.
Mais il a commencé à apparaître récemment que ces "révélations" ou illuminations mystiques peuvent être réunies sous l'appellation de "Peak-Experiences"[1] ou "extase" ou expérience "transcendante" qui sont aujourd'hui activement examinés par de nombreux psychologues. C'est-à-dire qu'il est très probable, et même presque certain que ces descriptions plus anciennes formulées comme des révélations surnaturelles étaient en fait des Peak-Experience humaines parfaitement naturelles du genre de celles qui peuvent être examinées aujourd'hui, mais qui cependant ont été formulées à l'aide de l'armature conceptuelle, culturelle et linguistique à la disposition du prophète particulier en son temps (Laski).
En un mot, nous pouvons étudier aujourd'hui ce qui s'est produit dans le passé et était alors explicable seulement dans les termes surnaturels. Ce faisant, il devient possible d'examiner la religion sous toutes ses facettes et dans toutes ses significations d'une façon qui en fait une partie de la science plutôt que quelque chose qui est en dehors et qui en est exclusif. Ce genre d'étude conduit aussi à une hypothèse éminemment plausible: dans la mesure où toute expérience mystique ou Peak-Experience relève essentiellement de la même chose et a toujours été essentiellement la même chose, toutes les religions relèvent essentiellement de la même chose et ont toujours été la même chose.
Elles devraient donc en principe s'accorder sur l'enseignement de ce qui leur est commun à toutes, c'est-à-dire ce que les Peak-Experience enseignent de commun (quoi que ce soit de différent en ce qui concerne ces illuminations peut en toute justice être considéré comme relevant des particularismes locaux dans le temps comme dans l'espace, et de ce fait périphérique, accessoire, non-essentiel.) Ce quelque chose de commun, ce quelque chose qui reste après que l'on ait retiré tous les localismes, tous les accidents de langue particulière ou de philosophie particulière, tous les phrases ethnocentriques, tous ces éléments qui ne sont pas communs, nous pourrions l'appeler "expérience essentiellement religieuse" ou "l'expérience transcendantale".
Pour mieux comprendre ceci, nous devons différencier les prophètes en général des organisateurs ou des légalistes en général comme des catégories (abstraites). (J'admets volontiers que l'utilisation de catégories pures, extrêmes, qui n'existent pas réellement peut s'approcher jusqu'à la toucher de la caricature ; je pense cependant que cela nous aidera tous à bien penser au problème qui nous occupe.) [2] Le prophète typique est un homme seul qui a découvert sa vérité sur le monde, le cosmos, l'éthique, Dieu, et sa propre identité de l'intérieur, à partir de ses propres expériences, de ce qu'il considérerait comme une révélation. D'habitude, peut-être toujours, les prophètes des religions élevées ont vécues ces expériences alors qu'ils étaient seuls.
La catégorie abstraite du légaliste-ecclésiastique est l'organisateur conservateur, un fonctionnaire et une extension de l'organisation, qui est loyal envers la structure de l'organisation qui ait été construite sur la base de la révélation originale du prophète afin de rendre la révélation accessible aux masses. En fonction de tout ce que nous savons sur les organisations, nous pouvons-nous attendre à ce que les gens deviennent loyaux envers celles-ci, aussi bien qu'envers le prophète et sa vision, ou tout du moins ils deviendront loyaux envers la version selon l'organisation de la vision du prophète. Je pourrais aller jusqu'à dire que ces organisations peuvent typiquement être considérées comme des reproductions ou des calques de la révélation originale ou de l'expérience mystique ou de la Peak-Experience pour la rendre adéquate à l'utilisation en groupe à des fins de convenances administratives (et je ne parle pas ici seulement des organisations religieuses, mais aussi des organisations parallèles comme le parti communiste ou des groupes révolutionnaires similaires).
Il serait utile d'évoquer ici une recherche pilote, encore à ses balbutiements, de personnes qui n'éprouvent pas de Peak-Experiences. Dans les premières recherches, conduites en collaboration avec Gene Nameche, je les ai décrit ainsi car je pensais que certaines personnes étaient sujettes à des Peak-Experiences, et d'autre pas. Mais alors que je rassemblais de l'information, et que je devenais mieux armé pour poser des questions, j'ai constaté qu'un pourcentage croissant de mes sujets faisait part de Peak-Experiences vécues. (Voir Appendice F pour la communication rhapsodique.) J'ai fini par développer l'habitude de m'attendre à ce que chacun ait des Peak-Experiences, et d'être plutôt surpris si-je rencontrais quelqu'un qui n'en avait eu aucune. Du fait de cette expérience, j'en suis venu à décrire comme des personnes qui "n'éprouvent pas de Peak-Experiences" les personnes non pas qui sont incapables de les éprouver, mais qui en ont peur, ceux qui les répriment, qui les nient, qui s'en détournent, ou qui les "oublient". Mes investigations préliminaires des raisons de ces réactions négatives aux Peak-Experiences m'ont conduit à des impressions (non confirmées) sur pourquoi certaines personnes renoncent à ces Peak-Experiences.
Toute personne que sa structure du caractère (ou weltanschauung, ou façon de vivre) force à être extrêmement ou complètement rationnelle ou "matérialiste" ou mécaniste tend à devenir quelqu'un qui n'éprouve pas de Peak-Experiences. C'est-à-dire qu'une telle conception de la vie tend à conduire la personne à voir ses Peak-Experiences et transcendances comme des sortes de folies, une perte complète de contrôle, un sentiment d'être subjugué par des émotions irrationnelles, etc.. La personne qui a peur de devenir folle, et qui de ce fait s'accroche désespérément à la stabilité, au contrôle, à la réalité etc. semble être effrayée par les Peak-Experiences et tend à les éviter. Pour la personne compulsive-obsessive, qui organise sa vie autour de la négation et du contrôle de l'émotion, la peur d'être subjugué par une émotion (qui est interprétée comme une perte de contrôle) est suffisante pour la conduire à mobiliser toutes ses capacités répressives et ses défenses contre les Peak-Experiences. J'ai un exemple d'un marxiste particulièrement convaincu qui reniait -- c'est-à-dire qui se détournait -- d'une Peak-Experience légitime, finissant par la considérer comme une sorte de chose singulière mais sans importance qui s'était produite, mais qu'il valait mieux oublier car cette expérience était en conflit direct avec l'ensemble de sa propre philosophie matérialiste mécaniste de la vie. J'ai rencontré quelques personnes qui n'éprouvaient pas de Peak-Experiences qui étaient ultra-scientifiques, c'est-à-dire qui épousaient une conception de la science du dix-neuvième siècle comme une activité non-émotionnelle ou anti-émotionnelle qui était entièrement régie par la logique et la rationalité et qui concevaient que rien de ce qui n'était pas logique et rationnel n'avait de place respectable dans la vie. (Je soupçonne aussi que les personnes extrêmement "pratiques" c'est-à-dire entièrement orientées aux moyens s'avéreront ne pas éprouver de Peak-Experiences, puisque ces expériences ne rapportent pas d'argent, ne font pas cuire de pain, ne coupent pas de bois. De même pour les personnes entièrement tournées vers les autres, qui savent à peine ce qui se passe en elles-mêmes. Peut-être aussi de même pour les personnes qui sont réduites au concret, comme le décrit Goldstein, etc. etc.) enfin, je dois avouer que dans certains cas je ne suis pas parvenu à une explication pour ne pas éprouver de Peak-Experience.
Si vous me permettez d'utiliser ce vocabulaire émergeant mais non encore validé, je peux dire tout simplement que la relation entre le prophète et l'ecclésiastique, entre le mystique solitaire et le religieux organisateur (tout à fait extrêmement) pourrait bien être souvent la relation entre celui qui éprouve et celui qui n'éprouve pas de Peak-Experiences. Une bonne part de la théologie, une bonne part de la religion verbale à travers les âges et à travers le monde peut être considéré comme un effort pour traduire en mots et en formules communicables, en rituels symboliques et en cérémonies des expériences mystiques originelles des prophètes originels. En un mot, la religion organisée peut être considérée comme un effort pour communiquer des Peak-Experiences à ceux qui ne les éprouvent pas, à les enseigner, à les pratiquer etc.. Pour rendre la chose plus difficile, cette responsabilité est souvent confiée à ceux qui n'éprouvent pas de Peak-Experiences. Nous considérons que ceci constitue globalement un vain effort, toute moins au niveau de l'humanité. Les Peak-Experiences et leur réalité expérimentale ne sont ordinairement pas transmissibles à ceux qui ne les éprouvent pas, tout du moins par les mots, et certainement pas par des personnes qui n'en éprouvent pas. Ce qui arrive à de nombreuses personnes, particulièrement les personnes ignorantes, non-éduquées, naïves, est qu'elles ramènent tous les symboles, tous les mots, toutes les statues, toutes les cérémonies au concret, et par un processus d'autonomie fonctionnelle, en font eux-mêmes -- plutôt que les révélateurs originels -- des choses sacrées et des activités sacrées. C'est-à-dire que c'est tout simplement une forme d'idolâtrie (ou de fétichisme) qui a été la malédiction de toute grande religion. Dans l'idolâtrie, le sens original central s'est tellement perdu en concrétisation que ceux-ci deviennent finalement hostiles aux expériences mystiques originelles, aux mystiques, et aux prophètes en général, c'est-à-dire aux personnes mêmes que nous pourrions qualifier de véritablement religieuses selon notre point de vue. La plupart des religions ont fini par renier et se montrer antagonistes envers les bases mêmes dont elles sont issues.
Si vous examinez attentivement l'histoire interne de la plupart des religions du monde, vous apercevrez que chacune d'entre elles se divise rapidement en une tendance de gauche est une tendance de droite, c'est-à-dire ceux qui éprouvent des Peak-Experiences, les mystiques, les transcendants, où les personnes intimement religieuses d'un côté, et d'un autre ceux qui concrétisent les métaphores et les symboles religieux, qui adorent de petits morceaux de bois plutôt que ce qu'ils représentent, ceux qui prennent des formulations au pied de la lettre, oubliant la signification originelle de ces mots, et peut-être plus important, ceux qui considèrent l'organisation, l'église comme plus importante que le prophète et ses révélations originelles. Ces hommes, comme de nombreux organisateurs tendent à s'élever jusqu'au sommet dans toute bureaucratie complexe, tendent à ne pas éprouver de Peak-Experiences plutôt que d'en éprouver. Le passage fameux du grand inquisiteur de Dostoïevski dans Les Frères Karamazoff dit ceci d'une façon classique.
Cette division entre les mystiques et les légalistes, si je peux les appeler comme ça, demeure au mieux une tolérance mutuelle, mais il est arrivé que dans certaines églises les dirigeants aient rendu les expériences mystiques hérétiques, et persécuté les mystiques eux-mêmes. Ceci peut-être une vieille histoire dans l'histoire de la religion, mais je dois souligner que c'est aussi une vieille histoire dans d'autres domaines. Nous pouvons certainement dire, par exemple que les philosophes professionnels tendent à se diviser entre les mêmes genres de droite et de gauche. La plupart des philosophes officiels, orthodoxes sont aujourd'hui l'équivalent des légalistes qui rejettent les questions et les données d'une transcendance comme "insensées". C'est-à-dire que ce sont des positivistes, des atomistes, des analystes concernés par les moyens plutôt que par les fins. Ils affûtent des outils plutôt que de découvrir des vérités. Ces personnes sont un contraste honnête avec un autre groupe de philosophes contemporains, les existentialistes et les phénoménologistes. Cela sont des personnes qui tendent à s'appuyer sur le fait d'expérimenter comme les données principales d'où tout part.
Une scission identique peut être détectée en psychologie, en anthropologie, ainsi j'en suis sûr que dans d'autres domaines, et peut-être dans toute entreprise humaine. Je soupçonne souvent que nous traitons ici d'une différence caractérologique ou constitutionnelle profonde chez les personnes qui pourrait se prolonger longtemps dans le futur, une différence humaine qui pourrait être universelle et qui pourrait continuer à l'être. Ce qui serait nécessaire serait alors d'amener ces deux types de personnes à se comprendre, à s'entendre, et même à s'aimer.
Cette question trouve son parallèle dans les relations entre les hommes et les femmes qui sont si différents les uns des autres et qui pourtant doivent vivre les uns avec les autres, et même s'aimer les uns les autres. (Je dois admettre que ceci serait presque impossible à accomplir avec des poètes et des critiques littéraires, avec des compositeurs et des critiques musicaux, etc..)
Pour résumer, il se pourrait bien que les Peak-Experiences soient le modèle de la révélation religieuse ou de l'illumination religieuse ou de la conversion qui a joué un tel rôle dans le sens des religion. Mais, comme les Peak-Experiences font partie du monde naturel et parce que nous pouvons les examiner et les investiguer, et parce que notre connaissance de telles expériences grandit et que l'on peut sereinement considérer qu'elle grandira dans le futur, nous pouvons légitimement espérer en comprendre plus sur les grandes révélations, conversions, et illuminations sur lesquelles les grandes religions ont été fondées.
(Non seulement ceci, mais je pourrais ajouter une nouvelle possibilité pour l'investigation scientifique de la transcendance. Il est devenu assez clair au cours des dernières années que certaines drogues appeler "psychédéliques", particulièrement le LSD et la psilocybine, nous donnent une certaine possibilité de contrôle sur ce royaume des Peak-Experiences. Il semble que ces drogues produisent souvent des Peak-Experiences chez les bonnes personnes dans les bonnes circonstances, et donc peut-être que nous ne sommes pas obligés d'attendre qu'elles veuillent bien se produire. Peut-être nous pouvons provoquer une Peak-Experience individuelle sous observation et de façon contrôlée dans des circonstances religieuses et non-religieuses. Nous pourrions peut-être alors étudier au moment de sa naissance l'expérience d'illumination ou de révélation. Plus important, il est possible que ces drogues et peut-être aussi l'hypnose, pourraient être utilisés pour produire des Peak-Experiences avec des révélations essentiellement religieuses chez les personnes n'éprouvant pas de Peak-Experiences, jetant ainsi un pont sur l'abîme entre ces deux parties séparées de l'humanité.
Pour approcher cette discussion sous un autre angle, ce que j'ai en fait essayé de dire est que l'évidence de ces Peak-Experiences nous permet de parler de l'essentiel, l'intrinsèque, le basique, l'expérience la plus fondamentalement religieuse ou transcendantale comme une expérience totalement privée et personnelle qui peut à peine être partagée (sauf avec d'autres personnes éprouvant des Peak-Experiences). Par conséquent, tout l'attirail de la religion organisée -- immeubles et personnel spécialisé, rituels, dogmes, cérémoniaux et autres -- sont pour celui qui éprouve des Peak-Experiences secondaires, périphériques, et d'une valeur douteuse par rapport aux expériences religieuses intrinsèques et essentielles ou transcendantales. Ils peuvent même être très néfastes de différentes façons. Du point de vue de celui qui éprouve des Peak-Experiences, chaque personne à sa propre religion privée, qu'il développe à partir de ses propres révélations privées dans lesquelles lui sont révélées ses propres mythes et symboles, rituels et cérémoniaux, qui peuvent avoir pour lui la plus profonde des significations et pourtant être complètement idiosyncrasiques, c'est-à-dire n'avoir aucun sens pour qui que ce soit d'autre. Mais pour le dire plus simplement encore, chaque personne qui éprouve des Peak-Experiences découvre, développe et garde sa propre religion (87).
De plus, ce qui semble émerger de cette nouvelle source de données est que cette expérience essentiellement religieuse peut être incluse soit dans un contexte théiste, surnaturel, soit dans un contexte non théiste. Cette expérience religieuse privée est partagée par toutes les grandes religions du monde, y compris les religions athées comme le Bouddhisme, le Taoïsme, l'Humanisme ou le Confucianisme. En fait, je pourrais aller jusqu'à dire que cette expérience essentielle intrinsèque est un point de rencontre non seulement par exemple entre les chrétiens et les juifs et les Mahométans en mais aussi pour les prêtres et des athlètes, pour les communistes et les anticommunistes, pour les conservateurs et les libéraux, pour les artistes et les scientifiques, pour les hommes et les femmes et pour différents types constitutionnels, c'est-à-dire par exemple pour les athlètes et des poètes, pour les penseurs et les réalisateurs. Je dis ceci parce que nos découvertes indiquent que toutes ou presque toutes les personnes ont ou peuvent avoir des Peak-Experience, et que tout type constitutionnel a des Peak-Experiences, mais alors que le contenu des Peak-Experiences est approximativement tel que je l'avais décrit pour tous les êtres humains, (voir Appendice A), la situation où le déclencheur qui provoque la Peak-Experience, par exemple chez les hommes et chez les femmes, peut-être assez différent. Ces expériences peuvent provenir de différentes sources, mais leur contenu peut être considéré comme très similaire. Pour le résumer, de ce point de vue les deux religions de l'humanité tendent à être ceux qui éprouvent et ceux qui n'éprouvent pas de Peak-Experience, c'est-à-dire ceux qui éprouvent aisément et fréquemment des expériences essentiellement religieuses privées, personnelles, transcendantes et qu'ils acceptent, et qui en font usage, et d'un autre côté ceux qui n'en ont jamais éprouvé ou qui les répriment ou les suppriment et qui, de ce fait ne peuvent en faire usage pour leur thérapie personnelle, leur croissance personnelle ou leur accomplissement personnel.
Je ne parle pas ici des facteurs "s" car le facteur "g" est bien plus important pour la question qui nous occupe à ce stade de son développement. (retour)
2. Je n'ai fait aucun effort dans ce chapitre ou dans le suivant pour maintenir un équilibre en détaillant les vertus et même la nécessité inévitable de l'organisation et des organisateurs. J'ai écrit autre part sur ce sujet (69.) (retour)
Table des Matières
Chapitre IV