Religions, Valeurs, et Peak-Expériences

    Abraham H. Maslow

        Appendice F.   Communications Rhapsodiques et Isomorphiques


 

    En essayant d'obtenir des récits de Peak-Experiences auprès de sujets réticents ou de personnes qui n'en éprouvaient pas, j'ai développé une sorte de procédure d'entretien différent sans être pleinement conscient de le faire. La "communication rhapsodique" comme je l'ai appelé, consiste en un genre de contagion émotionnelle en parallèle isomorphique. Cela peut avoir des implications considérables aussi bien pour la théorie de la science que pour la philosophie de l'éducation.

    Une description directe, verbale de Peak-Experience d'une manière sobre, détachée, "scientifique" ne fonctionne qu'avec ceux qui savent déjà ce que vous voulez dire, c'est-à-dire des personnes qui ont des Peak-Experiences vivides, et qui peuvent donc sentir ou percevoir intuitivement ce que vous essayez d'indiquer alors même que vos mots sont eux-mêmes inadéquats.

    Au fur et à mesure que je conduisais ces entretiens, "j'apprenais," sans même me rendre compte que j'apprenais, a utiliser de plus en plus des expressions, des métaphores, des similitudes etc., et de façon générale à plus utiliser un langage poétique. Il s'avère que ceux-là sont plus aptes à "déclencher", à générer une expérience qui résonne, un parallèle, une vibration isomorphique que ne le sont des phrases sobres, froides, précisément descriptives.

    Nous apprenons ici que le mot "ineffable" veut dire "pas communicable par des mots qui sont analytiques, abstraits, linéaires, rationnels, exacts, etc.." Le langage poétique et métaphorique, physiognomique et kinesthésique, le langage des processus primaires tels que retrouvés dans les rêves, les rêveries, les libres associations et les fantaisies, sans mentionner les pré-mots et les non-mots tels que les gestes, le ton de la voix, le style d'élocution, le tonus corporel, les expressions faciales -- tous ceux-ci sont plus efficaces pour communiquer certains aspects de l'ineffable.

    Cette procédure peut finir par devenir une sorte d'évocation continue, rhapsodique, émotionnelle, engagée d'un exemple après l'autre de Peak-Experience décrite, ou plutôt rapportée, exprimée, décrite, partagée, "célébrée" qui chante de façon vivide avec participation et approbation manifestes, et même joie. Ce genre de procédure peut plus souvent attiser les Peak-Experiences latentes ou peu intenses chez d'autres personnes.

    Ce n'était pas ici le problème d'enseignement habituel. Il ne s'agissait pas de nommer quelque chose de public que les deux pouvaient voir simultanément alors que l'enseignant le montrait et le nommait. Il s'agissait plutôt d'amener la personne a focaliser son attention, à remarquer, à nommer une expérience en elle-même, que seule elle pouvait ressentir, une expérience qui plus est, qui ne se produisait pas tout le temps. Aucune indication du doigt n'est possible ici, aucune possibilité de nommer quelque chose de visible, pas de création intentionnelle et contrôlée de l'expérience comme le fait d'allumer le courant électrique à volonté, ou de palper un endroit douloureux.

    Au cours d'un tel effort, on réalise de façon vivide combien les intérieurs des personnes sont isolés les uns des autres. C'est comme si deux personnes privées faisant partie de la même essayaient de communiquer ensemble par-dessus le gouffre qui les sépare. Lorsque l'expérience que l'on essaye de communiquer n'a pas de parallèle chez d'autres personnes, comme d'essayer de décrire la couleur à un aveugle congénital, les mots échouent presque complètement (mais pas tout à fait). Si l'autre personne s'avère ne pas éprouver de Peak-Experience du tout, alors la communication rhapsodique, isomorphique ne fonctionnera pas.

    En rétrospective, je m'aperçois que j'ai graduellement commencé à supposer que la personne n'éprouvant pas de Peak-Experiences était en fait une personne qui vivait des Peak-Experiences faibles plutôt qu'une personne n'en ayant tout simplement pas la capacité. J'essayais en fait d'attiser ses braises pour en faire jaillir des flammes par mes récits émotionnellement impliqués et approbateurs des plus fortes expériences d'autres personnes, comme un diapason fera vibrer une corde à piano sympathique de l'autre côté de la pièce.

    En fait, je procédais "comme si" j'essayais de faire d'une personne qui n'éprouvait pas de Peak-Experience quelqu'un qui en éprouvait, ou mieux dit, de faire réaliser à quelqu'un qui considérerait ne pas éprouver de Peak-Experience qu'en fait elle en éprouvait après tout. Je ne pouvais lui enseigner à éprouver une Peak-Experience, mais je pouvais lui enseigner qu'elle en avait déjà éprouvé.

    Ce qui sensibilise la personne qui n'éprouve pas de Peak-Experience à ses propres Peak-Experiences fera d'elle un terrain fertile pour les semences que les personnes éprouvent de nombreuses Peak-Experiences sèmeront en elle. Les grands voyants, prophètes, ou expérimentateurs de Peak-Experiences pourraient alors être utilisés de la même façon que nous utilisons les artistes, c'est-à-dire les personnes plus sensibles, plus réactives, qui vivent une Peak-Experience plus profonde, pleine, dense, qu'ils font alors passer à d'autres personnes qui au moins en éprouvent suffisamment pour constituer une bonne audience. Essayer d'apprendre à peindre au public en général n'en fera certainement pas des grands peintres, mais peut en faire une meilleure audience pour les grands artistes. Tout comme il est nécessaire d'être soi-même un peu artiste pour pouvoir comprendre un grand artiste, il semble être nécessaire d'être soi-même un peu voyant, avant de comprendre les grands voyants.

    Ceci est un genre de communication intime, d'ami, d'amoureux, ou de frères plutôt que les types de relations sujet-objet, percepteur-perçu, investigateur-sujet plus fréquentes dans lesquelles la séparation, la distance, le détachement sont considérés comme la seule façon d'apporter une plus grande objectivité.

    Quelque chose du genre a été découvert dans d'autres situations. Par exemple, en utilisant des médicaments psychédéliques pour provoquer des Peak-Experience, l'expérience générale a été que si l'atmosphère est froidement clinique ou investigatrice, et si le sujet est observé et étudié comme s'il était sous un microscope, comme un insecte sur une épingle, ces Peak-Experiences se produiront moins probablement et des expériences tristes sont plus aptes à se produire. Cependant, lorsque l'atmosphère devient une communion fraternelle, avec peut-être l'un des "frères-investigateurs" absorbant lui aussi les médicaments, alors l'expérience est beaucoup plus probablement extatique et transcendante.

    Quelque chose de similaire a été découvert par les Alcooliques Anonymes et par les couples Syannon pour les drogués. La personne qui a partagé l'expérience peut-être fraternelle et aimante d'une façon qui dissipe la hiérarchie dominante habituellement implicite dans la relation d'aide habituelle. L'interdépendance réciproque signalée entre les interprètes et les audiences pourraient aussi servir d'exemple à ce même genre de communication.

    Les psychothérapeutes existentiels et humanistes commencent aussi à signaler que les "rencontres fraternelles" peuvent produire certains résultats qui ne peuvent pas être provoqués par les psychanalystes-miroir freudiens classiques (bien que je sois persuadé que l'inverse est aussi vrai pour certains autres résultats thérapeutiques.) Même les psychanalystes classiques ne seraient pas, je crois, prêts à admettre que le soin, le souci et l'amour spirituel pour le patient sont implicites, et doivent être implicites de la part de l'analyste afin que la thérapie puisse intervenir.

    Les éthologues ont appris que si vous voulez étudier les canards et apprendre tout ce qu'il est possible de savoir sur les canards, alors vous avez intérêt à aimer les canards. Il en est ainsi je pense, pour les étoiles, les chiffres, et la chimie. Ce genre d'amour ou d'intérêt, ou de fascination n'est pas contradictoire avec l'objectivité ou l'honnêteté, mais constitue plutôt une pré condition de certains types d'objectivité, de perspicuité, et de réceptivité. Le E-amour encourage la E-cognition, c'est-à-dire l'amour altruiste, compréhensif de l'Etre ou de la nature intrinsèque de l'autre rend possible de percevoir et d'apprécier l'autre comme une fin en soi (pas comme un moyen égoïste ou comme un instrument), et donc, rend plus possible la perception de la nature de l'autre pour elle-même.

    Toutes (?) les personnes, ou beaucoup d'entre elles y compris même de jeunes enfants peuvent être instruites d'une telle façon expérimentale à reconnaître que les Peak-Experiences existent, à quoi elles ressemblent, quand elles sont aptes à se produire, chez qui elles sont aptes à se produire, ce qui les rend plus probable, en quoi les ont un rapport avec la bonne vie, avec un bon homme, avec une bonne santé psychologique etc.. Dans une certaine mesure, ceci peut être accompli même avec des mots, des conférences, des livres. Dans mon expérience, à chaque fois que j'ai présenté une conférence en approuvant les Peak-Experiences, c'était comme si j'avais permis aux Peak-Experiences de certaines personnes au moins dans mon audience de venir à la conscience. C'est-à-dire même de simples mots semblent quelquefois suffire à lever les inhibitions, les blocages et les peurs, les rejets qui ont maintenu les Peak-Experiences cachées et réprimées.

    Tout ceci implique un autre genre d'éducation, c'est-à-dire une éducation expérientielle. Non seulement cela, mais ça implique une autre forme de communication, la communication entre la solitude, entre les ego encapsulés, isolés. Ce que nous impliquons est que dans le genre d'enseignement expérientiel qui est abordé ici, ce qu'il est nécessaire de faire tout d'abord est de changer la personne et de changer sa conscience d'elle-même. C'est-à-dire, ce que nous devons faire est de la rendre consciente du fait que les Peak-Experiences se produisent en elle. Jusqu'à ce qu'elle soit devenue consciente de telles expériences et qu'elle ait cette expérience comme un étalon de référence, elle est une personne qui n'éprouve pas de Peak-Experience. Mais si nous pouvons la changer, dans le sens ou elle devient plus consciente de ce qui se produit en elle, alors elle devient un genre de communicant différent. Il devient possible de communiquer avec elle. Elle sait maintenant ce dont vous parlez lorsque vous parlez de Peak-Experience; il est possible de lui enseigner par référence à ses propres Peak-Experiences comment les améliorer, comment les enrichir, comment les agrandir, et aussi comment tirer les bonnes conclusions de ces expériences.

    Il peut être souligné que quelque chose de ce genre intervient normalement dans la psychothérapie de la découverte, de "l'insight." Une partie du processus est ici expérientiel-éducationnel au cours duquel nous aidons le patient à devenir conscient de ce qu'il a expérimenté sans en avoir été conscient. Si nous pouvons lui enseigner que telle et telle constellation d'événements pré-verbaux subjectifs se nomme "anxiété", alors il devient ensuite possible de communiquer avec lui sur l'anxiété et sur toutes les conditions qui la produisent, comment l'augmenter, comment les diminuer, etc.. Jusqu'à ce que soit atteint le point où il a une conscience objective, détachée de la relation entre un nom ou un mot, ou une étiquette particulière et un ensemble particulier d'expériences subjectives, ineffables, aucune communication et aucun enseignement ne sont possibles; et ainsi pour la passivité, où l'hostilité, où le besoin d'amour ou quoi que ce soit d'autre. Dans tout ceci, nous pouvons utiliser le paradigme que le processus d'enseignement (et de thérapie) aide la personne à devenir consciente d'expériences internes, subjectives, sub-verbales afin que ces expériences puissent être amenées dans le monde de l'abstraction, de la conversation, la communication, du fait de donner, etc. avec comme conséquence qu'il devient immédiatement possible d'exercer une certaine mesure de contrôle sur ces processus jusque-là inconscients et incontrôlables.

    Un problème avec ce genre de communication au moins pour moi, est que lorsque j'ai essayé d'utiliser le mode de communication rhapsodique délibérément et consciemment, je l'ai trouvé artificiel. Je suis devenu pleinement conscient de ce que j'avais commencé à faire seulement après avoir décrit dans une conversation avec le Dr David Nowlis. Mais je n'ai depuis pas été capable de communiquer de la même façon.

Table des Matières
Appendice G