Religions, Valeurs, et Peak-Experiences

    Abraham H. Maslow

        Chapitre II.   Science Dichotomisée et Religion Dichotomisée


 

    J'avance qu'en général, les nouveaux développements en psychologie rendent nécessaire un profond changement dans la philosophie de la science, un changement si considérable que nous allons peut-être devoir accepter les questions religieuses élémentaires comme faisant légitimement partie de la juridiction de la science, une science qui est élargie et redéfinie.

    C'est parce que la science et la religion ont été trop étroitement définies, et ont été trop exclusivement dichotomisées est séparées l'une de l'autre, qu'elles ont été perçues comme des mondes mutuellement exclusifs. En bref, cette séparation a permis à la science du 19e siècle de devenir trop exclusivement mécaniste, trop positiviste, trop réductionniste, s'efforçant trop désespérément d'être libre de valeurs. Elle en est venue par erreur à se considérer comme n'ayant rien à dire sur les fins ou les valeurs finales ou les valeurs spirituelles. Ceci revient à dire que ces fins se situent entièrement hors du champ du savoir humain naturel, qu'elles ne peuvent jamais être connues d'une façon confirmable, validée, d'une façon qui satisfasse des hommes intelligents, comme les faits les satisfont.

    Une telle attitude réduit la science à n'être qu'une technologie, amorale et non-éthique (comme nous l'ont enseigné les médecins nazis). Une telle science ne peut être rien de plus qu'une collection d'instrumentalités, de méthodes, de techniques, rien d'autre qu'un instrument qui pourrait être utilisé par n'importe quel homme, bon ou mauvais et pour quelque but que ce soit, bon ou mauvais (59).

    Cette dichotomisation du savoir et des valeurs a aussi rendu malades les religions organisées en les coupant des faits, du savoir, de la science, allant même souvent jusqu'en faire des ennemis de la connaissance scientifique. Il devient en fait tentant pour elles de dire qu'elles n'ont plus rien à apprendre.

    Mais quelque chose se produit maintenant pour la science comme pour la religion, tout du moins pour leurs représentants les plus intelligents et sophistiquée. Ces changements rendent possible une attitude très différente de la part des scientifiques les plus ouverts envers les questions religieuses, tout au moins envers les questions religieuses naturalistes, humanistes. On pourrait dire que ceci est tout simplement un renouvellement de ce qui s'est produit si souvent dans le passé, c'est-à-dire d'une nouvelle parcelle de territoire soustraite à la religion organisée.

    Tout comme chaque science faisait jadis partie intégrante de la religion organisée et s'en est détachée pour devenir indépendante, on peut dire que la même chose pourrait bien être entrain de se produire en ce qui concerne les questions de valeurs, d'éthique, de spiritualité, de morale. Elles sont retirées de la juridiction exclusive des églises institutionnalisées et deviennent en quelque sorte la "propriété" d'un nouveau type de scientifiques humanistes qui nient vigoureusement l'affirmation ancienne des religions établies selon laquelle elles seraient les seuls arbitres en matière de foi et de morale.

    Cette relation entre la religion et la science pourrait être décrite d'une façon aussi dichotomique ou concurrentielle, mais je crois que je peux démontrer qu'elle n'a pas besoin de l'etre, et que la personne qui profondément religieuse -- dans un sens particulier sur laquelle je reviendrai -- devrait se sentir réconfortée à l'idée que ces questions puissent trouver des réponses plus fermes qu'auparavant.

    A un moment ou un autre il faudra bien redéfinir aussi bien la religion que la science.

    Comme toujours, la dichotomie pathologise (tout comme la pathologie dichotomise.) Isoler l'une de l'autre deux parties d'un tout inter-relié, deux parties qui ont besoin l'une de l'autre, des parties qui sont véritablement des "parties" et non un "tout", les déforme toutes les deux, le contamine et les rend malades (54). Elle les rend à l'extrême non-viable. Une illustration de ceci peut être trouvée dans le fascinant roman de Philip Wylie: The Disappearance. Lorsque les hommes et les femmes disparaissent dans deux mondes séparés et isolés, les deux sexes se corrompent et tombent malades. Il est parfaitement démontré qu'ils ont besoin l'un de l'autre afin d'être eux-mêmes.

    Lors ce que tout ce qui pouvait être appelé "religieux" (naturellement aussi bien que surnaturellement) a été enlevé de la science, de la connaissance, des découvertes supplémentaires, de la possibilité d'investigation sceptique, de la confirmation de l'affirmation, et donc de la possibilité de purifier et d'améliorer, une telle religion dichotomisée courait à sa perte. Elle tendait à affirmer que la révélation de départ était complète, parfaite, finale et éternelle. Elle détenait la vérité, et n'avait rien d'autre à apprendre, étant de ce fait poussée à la position qui a détruit tant d'églises, a résister au changement, à être seulement conservative, à être anti-intellectuelle, anti-scientifique, à rendre la piété et l'obédience exclusives de l'intellectualisme sceptique -- en effet à contredire la vérité naturelle.

    Une telle religion scindée génère une définition scindée et partiale de tous les concepts nécessaires. La foi par exemple, qui a une signification naturelle parfaitement respectable comme par exemple dans les écrits de Fromm, tend entre les mains d'une église anti-intellectuelle a dégénérer en croyances aveugles, quelquefois même en une croyance en "ce que vous savez être faux." Elle tend à devenir une obédience sans questionnement et une loyauté jusqu'au-boutiste, en dépit de tout. Elle tend à produire des moutons plutôt que des hommes. Elle tend à devenir arbitraire et autoritaire.

    Le mot "sacré" est un autre exemple de dégénération par isolation et scindement. Ce sacré devient la juridiction exclusive d'une prêtrise, et si sa supposée validité repose seulement sur des fondations surnaturelles, alors il est effectivement supprimé du monde de la nature et de la nature humaine. Il est abruptement dichotomisé du profane ou séculier, et commence à ne plus rien avoir affaire avec eux, ou devient même leur négation. Il devient associé à un héritage et des cérémonies spécifiques, avec un jour particulier de la semaine, avec un immeuble particulier, avec une langue particulière ou même un instrument particulier ou certaines nourritures. Il n'infuse pas toute la vie, mais devient comportementalisé. Il n'est alors pas la propriété de tous les hommes, mais seulement de certains d'entre eux. Il n' est plus omniprésent comme une possibilité dans les affaires quotidiennes des hommes, mais devient au lieu une pièce de musée sans utilité quotidienne; une telle religion doit en effet séparer le réel de l'idéal, et rompre le jeu dynamique existant entre eux. La dialectique en elles, l'effet de feedback mutuel, l'effet mutuel qu'ils ont l'un sur l'autre, leur utilité l'un pour l'autre, je dirais même leur besoin absolu l'un de l'autre est entaché et rendu impossible à satisfaire. Que se produit-il alors ? Nous avons assez vu au cours de l'histoire d'églises dont la piété est proférée au cœur même de l'exploitation de l'homme et de la profanation, comme si l'un n'avait rien avoir avec l'autre (Rendez à César, ce qui est à César.) Ce genre de religion illusoire, qui s'est assez souvent transformée en un support du mal quotidien, est presque inévitable lorsque l'existant n'a pas de connexion intrinsèque ou constante avec l'idéal, lorsque le paradis est quelque part ailleurs est loin de la terre, lorsque le progrès humain devient impossible dans le monde, mais devient possible seulement en renonçant au monde. "Car la recherche du meilleur est motivée par la foi en ce qui est possible, et non par l'adhésion au possible." Comme indiquait John Dewey (14, p23).

    Et ceci nous amène à l'autre moitié de la dichotomie, la science dichotomisée. Quoi que nous disions sur la religion scindée est très similaire ou complémentaire à ce que nous pourrions dire de la science scindée.

    Par exemple, dans la division entre l'actuel et l' idéal, la science dichotomisée prétend ne traiter que de l'actuel et de l'existant, et ne rien avoir à faire avec l'idéal, c'est-à-dire avec les fins, les buts, le sens de la vie, c'est-à-dire les valeurs finales. Toute critique pouvant être formulée à l'égard d'une demi-religion peut tout aussi bien être formulée à l'égard d'une demi-science d'une façon complémentaire. Par exemple correspondant à la "réduction à l'abstrait" (71) de la religion aveugle -- son aveuglement au faits bruts, au concret, à l'expérience humaine vivante elle-même -- nous trouvons dans la science non-inspirée une "réduction au concret" du genre de ce que décrivait Goldstein (23, 24), et aux tangibles et à l'immédiatement visible et audible. Elle devient amorale, quelquefois même anti-morale, et même anti-humaine, de la simple technologie qui peut être achetée par quiconque pour un quelconque dessein, comme les "scientifiques" allemands qui pouvaient travailler avec un zèle équivalent pour les Nazis, les Communistes ou les Américains. Nous avons vu tous ces démonstrations nécessaires au cours des dernières décennies que la science peut-être dangereuse pour l'humanité et que les scientifiques peuvent devenir des monstres aussi longtemps que la science peut-être conçue telle un jeu d'échecs, une fin en soi, avec des règles abstraites, dont le seul but est d'explorer l'existant, et qui commet alors l'erreur fatale d'exclure l' expérience objective du royaume de l'existant ou de l'inexplorable.

    Il en est de même pour l'exclusion du sacré et du transcendant de la juridiction de la science. Ceci rend en principe impossible l'étude par exemple de certains aspects de l'abstrait : la psychothérapie, l'expérience religieuse naturaliste, les créativité, le symbolisme, le jeu, la théorie de l'amour, les Peak-Experience ou expériences mystiques, sans mentionner la poésie, l'art, et bien d'autres (puisque tout ceci implique l'intégration du royaume de l'Etre avec le royaume du concret.)

    Pour ne mentionner qu'un exemple qui a directement trait à l'éducation, il pourrait être démontré que le bon enseignement doit avoir ce que j'ai appelé autre part le E-amour pour l'enfant (amour altruiste), ce que Rogers a appelé considérations positives inconditionnelles (82), et que d'autres ont appelé -- je dirais significativement -- l'aspect sacré de chaque individu. Stigmatiser ceci comme "normatif" ou entaché de valeurs, et donc comme des concepts "non- scientifiques" revient à rendre impossible certaines recherches nécessaires dans la nature du bon enseignement.

    On pourrait continuer ainsi à l'infini. J'ai déjà écrit beaucoup sur la science orthodoxe scientifique ; dix-neuvième siècle, et ai l'intention d'écrire plus encore. J'en ai traité ici du point de vue de la dichotomisation de la science et de la religion, entre les faits (purement et simplement) et les valeurs (purement et simplement), et j'ai essayé d'indiquer qu'une telle séparation de juridiction mutuellement exclusive doit produire une science estropiée et une religion estropiée, des faits estropiés des valeurs estropiées.

    Une telle conclusion concerne manifestement les valeurs spirituelles et éthiques avec lesquels j'ai commencé (aussi bien que les besoins et les soifs de ces valeurs). Très clairement, ces valeurs et ces soifs ne peuvent pas être confiées à une quelconque église pour les sauvegarder et les protéger. Elles ne peuvent pas être soustraites au royaume de l'investigation humaine, de l'examen sceptique, de l'investigation empirique. Mais j'ai essayé de démontrer que la science orthodoxe ne veut pas de cette responsabilité et n'est pas capable de la mener à bien. Ce qui est alors clairement nécessaire est une science élargie, avec des pouvoirs étendus et des méthodes étendues, une science qui est capable d'étudier les valeurs et d'enseigner à l'humanité ce qu'elle apprend sur les valeurs.

    Une telle science incluait et -- dans la mesure où elle existe déjà -- inclut bien des choses qui ont été appelées religieuses. En fait, cette science élargie inclut dans ses considérations presque tout ce qui dans la religion peut faire l'objet d'observation naturelle.

    Je crois que je peux aller jusqu'à dire que si on dressait une liste des mots clés qui ont jusqu'ici été considérés comme la propriété exclusive de la religion organisée et qui étaient considérés comme entièrement hors de la juridiction de la "science" à l'ancienne, on s'apercevrait que chacun de ses mots acquiert aujourd'hui une signification parfaitement naturaliste, c'est-à-dire qu'ils font partie de la juridiction de l'investigation scientifique (voir Appendice A).

    Permettez-moi de le dire d'encore une autre façon. On pourrait dire que l'athée du 19e siècle a fait brûler la maison plutôt que de la rénover. Il a jeté les questions religieuses a été réponses religieuses. C'est-à-dire qu'il a tourné le dos à l'ensemble de l'entreprise religieuse parceque la religion organisée lui a présenté un ensemble de réponses qu'il ne pouvait pas accepter intellectuellement -- qui ne s'appuyait sur aucune évidence qu'un scientifique qui se respecte pouvait admettre. Mais ce que les scientifiques les plus sophistiqués sont en train d'apprendre, c'est que bien qu'il doive être en désaccord avec la pluspart des réponses aux questions religieuses qui ont été fournies par la religion organisée, il devient de plus en plus clair que les questions religieuses elles-mêmes -- et les quêtes religieuses, les aspirations religieuses, des besoins religieux eux-mêmes -- sont tout à fait scientifiquement respectables, qu'ils sont profondément ancrés dans la nature humaine, qu'ils peuvent être étudiés, décrits, examinés d'une façon scientifique, et que les églises s'efforcent de répondre à des questions humaines parfaitement valides. Bien que les réponses n'étaient pas acceptables, les questions elles-mêmes étaient et sont parfaitement acceptables, et parfaitement légitimes.

    En fait, les psychologues existentiels et humanistes contemporains considéreraient probablement une personne comme étant malade ou anormale d'une façon existentielle si elle n'était pas concernée par ces questions "religieuses".

 

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Chapitre III