Religions, Valeurs, et Peak-Experiences

    Abraham H. Maslow

        Chapitre I.   Introduction


 

    Il y a quelque temps, après la décision de la cour suprême concernant la prière dans les écoles publiques, une soi-disant organisation patriotique féminine -- je me souviens plus de laquelle -- attaquait vigoureusement la décision en la qualifiant d'antireligieuse. Ils étaient en faveur de "valeurs spirituelles", disaient-ils, et la cour suprême les détruisait.

    Je suis particulièrement en faveur d'une séparation claire de l'église de l'état, et ma réaction fut automatique: j'étais contre la position de l'organisation féminine. Quelque chose survint pourtant qui me conduit à réfléchir pendant de nombreux mois. Il m'apparut que j'étais, moi aussi en faveur de valeurs spirituelles, et que bien entendu mes recherches et mes investigations théoriques avaient considérablement contribué à démontrer leur réalité. J'avais réagi d'une façon automatique à l'ensemble de l'affirmation par l'organisation, acceptant de ce fait sa définition erronée et son concept de valeurs spirituelles. En un mot, j'avais permis que ces primates intellectuels capturent un excellent mots et y plaquent leur signification particulière, tout comme ils avaient pris l'excellent mots "patriotique," et l'avaient contaminé et détruit. Je les avais laissé redéfinir ces mots et avait alors accepté leur définition. Je veux maintenant les reprendre. Je veux démontrer que les valeurs spirituelles ont une valeur naturelle, qu'elles ne sont pas la possession exclusive des églises organisées, qu'elles n'ont pas besoin de concept surnaturel pour les validées, qu'elles font bien partie de la juridiction d'une science judicieusement élargie, et qu'elles sont de ce fait à la responsabilité générale de toute l'humanité. Si tout cela est ainsi, nous devons alors réévaluer le rôle possible de valeurs spirituelles et morales dans l'éducation. En effet, si ces valeurs ne sont pas exclusivement identifiées aux églises, alors enseigner les valeurs à l'école n'entame pas nécessairement la séparation de l'église de l'état.

    Les décisions de la cour suprême sur la prière dans les écoles publiques ont été perçues (erronément comme nous le verrons) par beaucoup d'Américains comme un rejet des valeurs spirituelles dans l'éducation. Beaucoup de l'agitation avait pour cause une défense de ces valeurs élevées et des vérités éternelles plutôt que des prières en tant que telles. C'est-à-dire que de nombreuses personnes dans notre société voient apparemment la religion organisée comme l'intersection unique, la source, le gardien et enseignant de la vie spirituelle. Ses méthodes, sont style d'enseignement, son contenu sont largement est officiellement acceptée comme le chemin, par beaucoup comme le seul chemin vers la vie de droiture, de pureté et de vertu, de justice et de bonté, etc.[1]

    Paradoxalement, ceci est également vrai pour de nombreux scientifiques, philosophes et intellectuels orthodoxes positivistes. Les positivistes pieux en tant que groupe acceptent la même dichotomisation de faits et de valeurs que les religieux professionnels. Puisqu'ils excluent les valeurs du royaume des sciences et du royaume de la connaissance exacte, rationnelle, positiviste, toutes les valeurs sont confiées par défaut aux non-scientifiques et aux non-rationalistes (c'est-à-dire aux "non-sachants"). Selon eux, les valeurs ne peuvent être affirmées que par décret, comme un goût, ou une préférence, ou une croyance qui ne veut pas être scientifiquement validée, prouvée, confirmée ou infirmée. Il apparaît donc que de tels scientifiques ou de tels philosophes n'ont en fait aucun argument en faveur ou en défaveur des églises, bien qu' ils n'aient en tant que groupe pas beaucoup de respect pour les églises. (Même ce peu de respect n'est pour eux qu'une question de goût et ne peut pas être supporté scientifiquement).

    Quelque chose de ce genre est nécessairement vrai pour de nombreux psychologues et de nombreux éducateurs. C'est presque universellement vrai pour les psychologues positivistes, les béhavioristes, les néo-béhavioristes, les ultra-expérimentalistes qui considèrent tous que les valeurs et la vie de valeur ne font pas partie de leurs considérations professionnelles, et qui renoncent avec désinvolture à toutes considérations poétiques ou artistiques et à toute expérience religieuse ou transcendantale. Bien entendu, le pur positiviste rejette toute expérience intérieure de quelque sorte comme étant "non scientifique", comme ne faisant pas partie du royaume du savoir humain, comme non susceptible d'étude par la méthode scientifique, car de telles données ne sont pas objectives, c'est-à-dire publiques et partagées. Ceci est une sorte de "réduction au concret", au tangible, ou visible, à l'audible, à ce qui peut être enregistré par une machine, au comportement.[2]

    L'autre théorie dominante de la psychologie, la série Freudienne, provenant d'une tout autre direction aboutit au même point, niant avoir grand-chose à faire avec les valeurs spirituelles ou éthiques. Freud lui-même et Hartmann (28)[3] après lui disent quelque chose comme : "le seul but de la méthode psychanalytique et de défaire les répressions et toutes les autres défenses masquant la vérité déplaisante; elle n'a rien avoir avec les idéologies, les indoctriations, les dogmes religieux ou l'enseignement d'une façon de vivre ou d'un système de valeurs". (Même Allan Willis [89], avec son approche posée et réfléchie, parvient à une conclusion similaire). Observez ici l'acceptation involontaire de la croyance non examinée que les valeurs sont enseignées, dans le sens traditionnel d'endoctrination, et qu'elles doivent, de ce fait, être arbitraires, et aussi qu'elles n'ont rien avoir avec les faits, avec la vérité, avec le dévoilement des valeurs et des "soifs de valeurs" qui résident au plus profond de la nature elle-même.

    Et donc la psychanalyse officielle, orthodoxe, Freudienne, demeure essentiellement un système de psychopathologie et de guérison de la psychopathologie. Elle ne nous fournit pas de psychologie de la vie élevée ou de la "vie spirituelle", de ce vers quoi l'être humain devrait progresser, de ce qu'il pourrait devenir (bien que je pense que la méthode et la théorie psychanalytique constituent une substructure nécessaire pour une telle psychologie de croissance "élevée" [70]. Freud provenait de la science du 19e siècle mécaniste, physico-chimiques, réductionniste, et ses suiveurs les plus talmudiques en sont toujours là, tout du moins en ce qui concerne la théorie des valeurs et tout ce qui avoir avec les valeurs. En fait, ce réductionnisme va quelquefois si loin que les freudiens semblent presque dire que la "vie élevée" n'est qu'un jeu de défenses contre les instincts, spécialement la négation et la réaction-formation. S'il n'y avait le concept de supination, c'est ce qu'il dirait. Hélas, la sublimation est un concept si faible et insatisfaisant qu'elle peut tout simplement pas supporter cette considérable responsabilité. La psychanalyse devient souvent périlleusement proche d'une philosophie de l'homme nihilisme et réfutant les valeurs. (Il est heureux que tout bon thérapeute pratiquant ne prête pas attention à cette philosophie. Un tel thérapeute fonctionne fréquemment en accord avec une philosophie inconsciente de l'homme qui pourrait bien ne pas être élucidée scientifiquement pendant un bon siècle. Il est vrai qu'il est aujourd'hui les développements intéressants et excitants, mais ils proviennent des non-orthodoxes.) Il doit être porté au crédit de Freud que bien qu'il ait été à son pire sur toutes les questions de transcendance, il est encore à préférer aux béhavioristes qui non seulement n'ont pas de réponse, mais réfutent aussi bien les questions elles-mêmes.

    Les érudits et artistes humanistes ne sont pas non plus d'une grande aide ces jours-ci. Il constituaient et étaient censés constituer, en groupe, les porteurs et des enseignants de vérités éternelles et de la vie élevée. Le but de ces études humanistes était défini comme la perception et la connaissance du bon, le beau et du vrai. Il était attendu de telles études qu'elles précisent la différence entre ce qui est excellent et ce qui ne l'est pas (l'excellence étant généralement comprise comme vrai, le bon et le beau.) Elles étaient censées inspirer l'étudiants vers la meilleure vie, vers la vie plus élevée, vers la bonté et la vérité. Ce qui avait vraiment de la valeur, disait Mathew Arnold, était "de nous familiariser avec le meilleur qui ait été su et dit dans le monde." Et personne ne songeait le contredire. Il n'y avait pas besoin de dire tout haut qu'il parlait des classiques; ceux-là étaient les modèles universellement acceptés.

    Récemment et jusqu'à ce jour, la plupart des érudits humanistes et des artistes ont pourtant contribué à l'effondrement des valeurs traditionnelles. Et lorsque ces valeurs se sont effondrées, il y en avait pas d'autre disponibles pour les remplacer. Et donc aujourd'hui, une grande proportion de nos artistes, romanciers, dramaturges, critique, érudits littéraires ou historiques sont désappointés ou pessimistes ou désabusés, et une proportion conséquente est nihiliste, cynique (dans le sens ou ils estiment qu'il n'est pas de "bonne vie" possible, et que les soi-disant valeurs élevées sont une imposture ou une fumisterie).

    Le jeune étudiant abordant l'étude des arts et des humanités n'y trouvera pas de certitudes inspirantes. Quel critère de sélection a-t-il entre par exemple Tolstoï et Kafka, entre Renoir et De Kooning, entre Brahms et Cage? Et quel artiste de renom ou auteur s'efforce aujourd'hui d'enseigner, d'inspirer, de pousser à la vertu ? Lequel d'entre eux pourrait même utiliser le mot "vertueux" sans s'étouffer ? Lequel d'entre eux pourrait s'efforcer d'émuler un jeune homme "idéaliste"?

    Non, il est clair d'après notre expérience des quelque quinze dernières années que les certitudes des humanistes, des artistes d'avant 1914, des dramaturges et des poètes, des philosophes, des critiques et de ceux qui étaient généralement sensibles à l'intériorité ont cédé face au chaos du relativisme. Aucun d'entre ceux-là ne sait plus aujourd'hui comment et quoi choisir, pas plus qu'il ne sait comment défendre et valider son choix. Pas même les critiques qui combattent nihilisme et l'absence de valeurs ne peuvent faire grand-chose que d'attaquer, comme le fait Joseph Woodkrutch (40,41); et il n'a pas grand-chose de bien inspirant ou affirmatif pour quoi se battre, et encore moins pour quoi mourir.

    Nous ne pouvons plus nous appuyer sur la tradition, sur le consensus, sur l'habitude culturelle, sur l'unanimité de croyance pour nous fournir nos valeurs. Ces traditions cooptées se sont toutes envolées. Bien sûr, nous n'aurions jamais du nous appuyer exclusivement sur la tradition -- ses échecs doivent désormais être manifestes pour tout un chacun -- elle n'a jamais été une frondaison ferme. Elle était trop facilement détruite par la vérité, par l'honnêteté, par les faits, par la science, par l'échec simple, pragmatique, historique.

    Seule la vérité peut constituer notre fondation, notre base sur laquelle construire. Seul le savoir empirique, naturel dans son sens le plus large peut maintenant nous servir. J'hésite à utiliser ici le terme de "science", car c'est en soi un concept discutable, et je suggérerai plus loin dans cet essai un réexamen et une redéfinition de la science qui pourrait la rendre plus apte à servir nos buts en matière de valeurs, de la rendre plus inclusive et moins exclusive, plus acceptante du monde et moins détachée de ces juridictions. C'est dans ce sens plus large, que je commencerai à ébaucher, que la science -- c'est-à-dire tout le savoir comprimable à tout ses stades de développement -- commence à sembler capable de traiter des valeurs.

    Notre nouvelle connaissance de la nature humaine fournira probablement aux humanistes, aux artistes, aussi bien qu'aux religionnistes des critères de sélection fermes qui le font actuellement défaut pour choisir entre les nombreuses possibilités en matière de valeurs, afin que le chaos puisse en toute justice être considéré comme l'absence de valeurs.

 

Notes

    1. En fait, cette identité est si profondément intégrée dans la langue anglaise, qu'il est presque impossible de parler de "vie spirituelle" (une phase repoussante pour les scientifiques, et particulièrement pour les psychologues) sans utiliser le vocabulaire de religions traditionnelles. Il n'y a tout simplement pas encore de langage approprié. La consultation d'un thesaurus permet de démontrer ceci rapidement. Ceci crée un problème presque insoluble pour l'auteur qui se propose de démontrer que la base commune de toutes les religions est humaine, naturelle, empirique et que les soi-disant valeurs spirituelles peuvent aussi en être dérivés. Et je ne dispose que d'un langage styliste pour ce travail "scientifiques". Je peux peut-être avoir raison de cette difficulté terminologique d'une autre façon. Si vous cherchez les mots "sacré" "divin" "saint" "numen" "péché" "prière" "oblation"" rendre grâce" "adoration" "piété" "salvation" "révérence", le dictionnaire vous indiquera d'habitude qu'ils se réfèrent à un Dieu ou a une religion dans un sens surnaturel. Ce que je veux dire est que chacun de ces mots, ainsi que de nombreux autres mots "religieux" m'ont été rapportés par des personnes non-théistes dans leurs efforts pour décrire des situations subjectives particulière au cours de Peak-Experience et d'illuminations "non religieuses" (dans un sens conventionnel). Ces mots sont les seuls disponibles pour décrire certains événements dans le monde naturel. Ce vocabulaire constitue le langage d'une théorie que les personnes ont eue sur ces événements subjectifs, une théorie qui n'est plus nécessaire. J'utiliserai donc ces mots, puisque que je n'en ai pas d'autres, pour me référer aux événements subjectifs chez les êtres humains sans impliquer nécessairement de référence surnaturelle. Je revendique qu'il n'est pas nécessaire de faire appel à des principes hors de la nature et de la nature humaine afin d'expliquer ces expériences. (retour)

    2. Ceci est une notion particulièrement fantastique dans le contexte de cet exposé, car le comportement humain est si souvent une défense contre les motifs, les émotions et les impulsions. C'est-à-dire que c'est une façon de les inhiber et de les masquer au moins autant que q'une façon de les exprimer. Le comportement est fréquemment un moyen de prévenir l'expression ouverte de tout ce dont je parle, tout comme le langage parlé peut aussi d'être. Comment pouvons-nous alors expliquer l'expansion rapide de cette expression sectaire confinée à la théorie est appelant le questionnement: "les sciences comportementales" ? Je confesse en être incapable. (retour)

    3. Les chiffres entre parenthèses se réfèrent aux éléments de la Bibliographie. (retour)

Table des Matières
Chapitre II